Dans une lettre ouverte, Dr Denis Mukwege, prix Nobel de la Paix 2018, interpelle les Etats membres du Conseil de sécurité des Nations Unies sur le pic de crise sécuritaire et humanitaire dans l’Est de la RDC et le processus de désengagement de la MONUSCO. Intégralité de la lettre.
Chères Ambassadrices, Chers Ambassadeurs, Nous nous adressons à vous pour exprimer notre profonde préoccupation sur la détérioration de la situation sécuritaire et l’escalade de la violence armée et son impact désastreux sur la protection des civils et la situation humanitaire dans l’Est de la République Démocratique du Congo (RDC) depuis la résurgence en novembre 2021 du groupe armé M23, dont le soutien direct et indirect par l’armée rwandaise est documenté par le Groupe d’Experts des Nations Unies.
Une guerre injuste
Cette guerre d’agression et d’occupation menée sur de larges pans de la Province du Nord Kivu viole l’intégrité territoriale et la souveraineté de la RDC, les principes de base de la Charte des Nations Unies ainsi que les engagements pris dans l’Accord-Cadre d’Addis-Abeba pour la Paix, la Sécurité et la Coopération, dans la feuille de route de Luanda et dans le cadre du processus de Nairobi. Cette situation très volatile engendre le risque de provoquer un embrasement de la sous-région des Grands Lacs africains, et s’accompagne de violations massives des droits humains et du droit international humanitaire. Il s’agit notamment du recrutement et de l’utilisation d’enfants comme soldats, des violences sexuelles liées aux conflits, et de la commission de crimes internationaux, à l’instar des attaques contre le personnel et des aéronefs de la Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la Stabilisation en République Démocratique du Congo (MONUSCO) et de la Force militaire de la Communauté de Développement de l’Afrique Australe (SAMIDRC) avec le déploiement et l’utilisation sur le territoire congolais de systèmes antiaériens par le régime de Kigali. Ces crimes graves ne peuvent rester impunis. Toutes les échelles de responsabilités doivent être établies pour prévenir la répétition de ces violations flagrantes du droit international.
En outre, ce nouveau pic de violence et d’instabilité gonfle encore davantage le nombre de déplacés internes pour atteindre plus de 7 millions de personnes. La majorité de ces déplacés est constituée des femmes et des enfants qui survivent dans des conditions infrahumaines dans des camps régulièrement pris pour cibles par les groupes armés, alors que la RDC figure déjà au palmarès des crises de déplacement les plus négligées au monde selon le classement annuel du Norwegian Refugee Council.
C’est dans ce contexte alarmant où la ville de Goma est encerclée, ravivant le spectre de la crise provoquée en 2012 par les mêmes acteurs lorsque la capitale de la Province du Nord Kivu et ses environs furent occupés par le M23, que M. Jean-Pierre Lacroix, Secrétaire Général adjoint aux opérations de paix, a effectué une visite en RDC début février 2024 en vue du désengagement progressif de la MONUSCO et du transfert échelonné des responsabilités de la Mission onusienne aux autorités congolaises, conformément à la résolution 2717 du Conseil de Sécurité. Cette résolution a renouvelé le mandat de la Mission jusqu’au 20 décembre 2024 tout en décidant de son retrait accéléré, progressif et ordonné, qui a commencé par la Province du Sud Kivu, où se ressent pourtant déjà avec inquiétude l’onde d’instabilité venant du Nord Kivu.
A l’issue de sa visite en RDC, M. Lacroix a qualifié la situation dans l’Est de la RDC de «très préoccupante», ajoutant qu’elle «fait planer le risque d’une déflagration au niveau régional ». Il a également insisté sur l’impératif que le désengagement de la MONUSCO se fasse parallèlement à la montée en puissance des forces de défense et de sécurité congolaises. Plus récemment, alors qu’elle rapportait au Conseil de Sécurité sur la situation en RDC en date du 20 février, Mme Bintou Keita, Représentante Spéciale du Secrétaire Général des Nations Unies en RDC et Cheffe de la MONUSCO, a également souligné «le risque d’une extension du conflit au niveau régional si les efforts diplomatiques en cours visant à apaiser les tensions et à trouver des solutions politiques durables au conflit actuel échouent».
Nous avons pleinement conscience que la responsabilité première en matière de protection des civils et des droits humains incombe aux autorités nationales et que la vocation d’une Mission de maintien de la paix est essentiellement temporaire. Alors que la MONUC est déployée en RDC depuis 1999 – époque à laquelle la Nation congolaise endurait l’un des conflits les plus meurtriers depuis la deuxième guerre mondiale et que le pays était occupé par diverses armées étrangères –, il est normal de penser à une stratégie de retrait 25 ans plus tard.
Nous avions pris acte en 2020 de la stratégie commune sur le retrait progressif et échelonné de la MONUSCO avec le gouvernement de la RDC, qui avait été demandée dans la résolution 2556 du Conseil de Sécurité pour faciliter une transition assortie de 18 jalons présentés comme des «conditions minimales nécessaires » pour effectuer un retrait responsable et durable de la Mission. A ce jour, aucune de ces conditions n’a été remplie, mais la frustration de la population face au manque d’efficacité de la MONUSCO dans la réalisation de son mandat de protection des civils largement exacerbée par des discours populistes de politiciens en période pré-électorale combinée à des campagnes de désinformation dirigées contre la communauté internationale par ceux qui ont intérêt à faire perdurer le chaos en RDC pour poursuivre le pillage de ses richesses minières stratégiques ont amené M. Félix Tshisekedi, Président de la RDC, à appeler dès 2022 au retrait «accéléré» de la MONUSCO et à un plan de désengagement complet à l’horizon 2024.
Alors que les causes profondes de la violence persistent – déficit de légitimité des animateurs des institutions, culture de l’impunité, exploitation illicite et commerce illégal des minerais –, que l’insécurité est grandissante, que les recherches de solutions politiques et diplomatiques demeurent dans l’impasse, que l’autorité de l’État congolais n’est pas encore déployée dans de larges zones du territoire national et que le régime de Kinshasa n’a pas encore entamé une réforme profonde du secteur de la sécurité, incluant notamment l’assainissement des forces de défense et de sécurité et des services de renseignements, nous exhortons le Conseil de Sécurité à rester saisi de la situation en RDC, qui représente encore et toujours une menace pour la paix et la sécurité internationales.
Retrait de la MONUSCO : pas de précipitation
Un retrait précipité de la présence des casques bleus et de la Brigade d’intervention de la MONUSCO dans un contexte de guerre d’agression et de sur militarisation de la région risque de laisser un vide sécuritaire extrêmement dangereux pour l’existence même de la RDC et désastreux pour la protection des civils et la stabilité, mettant sérieusement en péril l’héritage de 25 ans de présence du Département des opérations de maintien de la paix des Nations Unies en RDC.
Ainsi, nous appelons à la reconfiguration du mandat et de la présence de la MONUSCO pour réunir les conditions propices à un retrait responsable et durable, une fois que l’État congolais sera doté d’institutions opérationnelles, professionnelles et redevables, notamment dans le domaine de la sécurité et de la justice. Il est impératif d’établir les liens entre la prévention des conflits, la justice transitionnelle, la consolidation de l’état de droit et l’instauration de la paix. La RDC est encore loin du stade où la menace posée par les groupes armés nationaux et étrangers soit ramenée à un niveau qui puisse être géré par les forces de sécurité et de défense congolaises. Les Casques bleus et la Brigade d’Intervention ne peuvent partir tant que l’armée et la police ne seront pas en mesure d’assurer la souveraineté de l’État et la protection des civils. Ainsi, le chronogramme retenu pour le désengagement complet de la MONUSCO pour la Province du Sud Kivu, à savoir la fin du mois d’avril 2024, doit être urge-mment réévalué et reporté.
La situation critique qui prévaut dans l’Est de la RDC ne peut plus s’accommoder de condamnations de façade et de paroles creuses : elle exige des sanctions fortes contre les acteurs de la déstabilisation, et des mesures immédiates et décisives pour que le Rwanda cesse son soutien au M23 et retire immédiatement ses forces du sol congolais. Il s’agit aujourd’hui de mobiliser une réelle volonté politique pour favoriser une désescalade à la crise, faire taire les armes dans les Kivus, enrayer la tragédie humanitaire, rendre justice pour les crimes les plus graves et faire respecter les principes de base du droit international dans la région des Grands Lacs.
Il est encore temps pour le gouvernement de la RDC et les Nations Unies de suspendre et de revoir le plan conjoint de désengagement et son calendrier et de maintenir une marge de flexibilité en fonction de l’évolution de la situation sur le terrain pour éviter un nouvel échec patent de la communauté internationale en matière de maintien de la paix et une nouvelle chronique d’une catastrophe annoncée au cœur de l’Afrique qui aggraverait encore davantage la menace sur la paix et la sécurité régionales et internationales.
(*) Les intertitres sont de la rédaction
Denis Mukwege
Prix Nobel de la Paix 2018