À la tête du Programme alimentaire mondial (PAM), Carl Skau gère au quotidien un budget annuel de 8,4 milliards de dollars, ce qui fait du PAM l’agence des Nations unies la mieux financée, même devant les opérations du maintien de la paix. Pour lutter contre la faim dans le monde, ce budget reste cependant «insuffisant», affirme ce haut fonctionnaire suédois, qui appelle à augmenter les contributions des donateurs. Rencontre avec un homme de terrain, leader reconnu et expérimenté, qui compte à son actif plus de 20 ans d’expérience dans les affaires humanitaires, la consolidation de la paix et le développement. Avant de rejoindre le PAM, Carl Skau était chef du Département des partenariats multilatéraux au ministère des Affaires étrangères suédois, où il a dirigé des interventions liées à des crises humanitaires tout autour du globe. Il a également été ambassadeur et envoyé spécial de la Suède pour le Venezuela, et ambassadeur et représentant adjoint auprès de l’Organisation des Nations unies à New York pendant le mandat de deux ans de la Suède au Conseil de sécurité. Par le passé, il a occupé notamment le poste de représentant adjoint auprès du Comité politique et de sécurité de l’Union européenne à Bruxelles. Il a commencé sa carrière au Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et au Programme des Nations unies pour le développement. Propos recueillis par Andrea Lundh, agronome, experte en sécurité alimentaire.
Forbes Afrique : Vous dites que la famine dans le monde a doublé au cours des trois dernières années, en raison de l’épidémie de Covid et de son impact sur les canaux de distribution, mais aussi de l’accroissement des prix des denrées alimentaires, sans oublier le changement climatique, qui marque de son empreinte une insécurité alimentaire croissante en Afrique. Quelles sont les conséquences de cet état de fait sur la gestion des ressources du PAM ?
Carl Skau : Le PAM a dû poursuivre sa lutte contre la famine avec le même budget, qui n’a pas augmenté depuis trois ans, malgré ce doublement de la population en quête de nourriture. Le maître-mot est donc efficacité ! Une préoccupation permanente et un objectif que nous poursuivons continuellement. Nous aspirons par ailleurs à améliorer nos interactions avec nos partenaires sur le terrain.
S’agissant du terrain, le PAM est essentiellement une agence opérationnelle. Vous ne pourriez pas lutter contre la faim à partir d’un bureau à Rome, siège à la fois de la FAO et du PAM. Que considérez-vous comme étant les défis opérationnels les plus significatifs dans votre action ?
Nous sommes en effet des opérationnels, des personnes de terrain. C’est à la fois notre défi et notre atout. Nous sommes des exécutants du programme alimentaire mondial. À ce titre, nous sommes différents de la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture), dont la mission est plutôt de l’ordre du conseil, de l’accompagnement et de l’assistance technique en matière de politique et stratégie agricoles. Étant sur le terrain, cela nous ouvre la voie à une perspective à plus long terme. Prenons l’exemple de la Somalie : notre action continue en phase post-conflit, au-delà de la mission d’urgence humanitaire. Nous avons réussi à mettre en place un projet nutritionnel pour maintenir de manière préventive les bases d’une autosuffisance et une sécurité alimentaires. Nous nous engageons par ailleurs dans des initiatives de gestion des ressources en eau, en étroite coopération avec les communautés locales. Au Sahel, nous avons restauré des terres agricoles et facilité des solutions d’irrigation, le tout face à la menace climatique grandissante.
Vous savez, les situations les plus difficiles offrent l’occasion d’innover et d’améliorer l’efficacité dans la réalisation de nos missions. Ainsi, lorsque la situation l’a permis et selon les pays bénéficiaires, le PAM a pu étendre efficacement son programme de distribution des repas de cantine aux écoliers, comme en République Démocratique du Congo. Ce faisant, nous atteignons plusieurs buts : encourager les enfants à fréquenter l’école et réduire l’abandon scolaire, créer des emplois autour de ce service et solliciter les fermiers pour la fourniture des produits agricoles locaux servant à la préparation de ces repas. De plus, dans le même esprit, lorsque les conditions le permettent, nous augmentons directement la capacité des personnes nécessiteuses à acquérir sur les marchés locaux leurs besoins en nourriture en leur mettant des sommes d’argent à disposition. C’est un autre exemple de soutien à l’économie locale. De manière générale, nos défis opérationnels s’articulent souvent autour des canaux d’approvisionnement. C’est le cas à Gaza, où tout est en place en termes de denrées, d’accords de partenariats et de prestations, ainsi que de logistique. Le seul obstacle a trait à l’opération militaire en cours.
Pour revenir à l’Afrique, nous retrouvons au Soudan une problématique récurrente : notre programme ne couvre malheureusement que 10 % de ceux qui souffrent d’insécurité alimentaire. Concrètement, nous faisons face à l’absence quasi totale de routes praticables et à un sérieux déficit en facilités de stockage.
Le Soudan… Voici un pays qui aurait pu être un des greniers de l’Afrique. Aujourd’hui, les agences de presse évoquent le pire cauchemar humanitaire dans l’histoire moderne avec le risque réel de devenir une des crises alimentaires les plus aiguës au monde! Y aura-t-il un jour une lumière au bout du tunnel?
Dans le cas du Soudan, il faut savoir que le défi est non seulement local, mais également régional. Sur le plan local, nous luttons pour nourrir le maximum de personnes et nous nous efforcerons de dépasser le taux de 10 % en engageant des acteurs locaux pour améliorer l’accès aux nécessiteux à l’intérieur du pays. Sur le plan régional, notre attention se tourne aussi vers le Soudan du Sud et le Tchad voisin, dont les populations sédentaires et réfugiées souffrent de famine, elles aussi. Ces deux pays nous servent également comme arrière-bases de stockage.
Vous avez déclaré que les zones géographiques se situant dans les classes 4 et 5 de l’IPC (classification intégrée des phases de la sécurité alimentaire) sont de plus en plus étendues. Où en est-on globalement dans la lutte contre la famine dans le monde?
Il est clair que des progrès ont été réalisés en matière de réduction de la faim dans le monde. On assiste à une amélioration des pratiques agricoles. L’implication croissante des petits fermiers dans notre programme, en sollicitant leur production locale, est source de satisfaction. Notre coopération avec les boulangeries et autres prestataires locaux entre dans le cadre des expériences positives nées de la pratique du terrain. En revanche, les cas de vulnérabilité alimentaire extrêmes ne cessent d’augmenter. Nous comptons aujourd’hui près de 40 millions de personnes en extrême vulnérabilité alimentaire en catégorie 4 ou 5 de la classification IPC. Ceci est très alarmant et jamais atteint auparavant !
Il faut préciser que le problème n’est pas le manque de nourriture, mais plutôt celui de l’accès à la nourriture. Bien évidemment, compte tenu de l’ampleur de la tâche, notre agence ne peut à elle seule répondre au défi de la faim dans le monde. Cet objectif doit être au sommet des priorités de nombre de parties prenantes y compris l’Union africaine et le Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires. Et puis, nous devons tenir compte des causes à l’origine du fléau de la famine telles que les conflits armés, les conséquences du changement climatique et l’instabilité économique. La lutte contre la faim est une entreprise légitime et incontestable, d’une ampleur telle qu’elle devient fédératrice autour des autres défis de la communauté internationale, nous regroupant tous autour de cette mission.
Vous liez la problématique de l’insécurité alimentaire aux causes à l’origine de ce fléau que vous venez de citer, pour conclure à la vertu fédératrice de la lutte contre la famine. L’agronome que je suis irait plus loin en ajoutant que parmi ces causes, il faudrait se rappeler des défaillances structurelles et systémiques à la source de la situation agricole mondiale actuelle, qui est préoccupante. Qu’en dites-vous?
Oui, absolument, vous avez raison. C’est en nous concentrant sur ces défaillances et en agrégeant tous ces éléments que nous pourrons progresser dans la lutte contre la faim dans le monde.
Avec Forbes Afrique