La Maison-Blanche multiplie les mains tendues aux pays africains afin de développer des relations bilatérales autour de l’extraction et du raffinage des minerais stratégiques. Avec à la clef, pour les sociétés américaines, un plus grand contrôle sur leurs chaînes de valeurs, et pour les populations africaines la promesse d’une extraction plus propre et respectueuse des droits de l’homme. Mais le passage des paroles aux actes s’annonce délicat.
En un nouveau geste signalant la volonté de l’administration Biden d’approfondir ses relations avec plusieurs pays du continent africain, le secrétaire d’État Anthony Blinken s’est rendu la semaine passée en Éthiopie et au Niger, à la fois pour enraciner les accords de paix et discuter les opportunités d’investissement économique. Une visite qui n’a rien d’un acte isolé.
La vice-présidente Kamala Harris doit quant à elle visiter le Ghana, la Tanzanie et la Zambie à la fin du mois, tandis qu’en janvier, la secrétaire au Trésor Janet Yellen s’est rendue elle aussi en Zambie ainsi qu’au Sénégal et en Afrique du Sud, où elle a discuté investissements économiques et accords commerciaux, dans un contexte de compétition avec la Russie et la Chine sur le sol africain. Tout cela fait suite à un sommet organisé avec plusieurs chefs d’État africains par Joe Biden à Washington en décembre.
Multiplication des accords sur les minerais stratégiques
Lors de celui-ci, un mémorandum d’entente a été signé avec la Zambie et la République Démocratique du Congo (RDC) afin de développer une chaîne de valeur complète autour des batteries pour les véhicules électriques dans ces deux pays, depuis l’extraction des minerais jusqu’à la ligne d’assemblage. Car l’un des objectifs nourris par la politique africaine de Joe Biden consiste à sécuriser la chaîne de valeur américaine sur les minerais stratégiques, nécessaires à l’économie des nouvelles technologies ainsi qu’à la transition écologique.
Les États-Unis ont également signé un accord commercial d’une valeur de 15 milliards de dollars avec différents pays africains.
«Cet accord couvre notamment les terres rares et représente à lui seul une hausse d’environ 15% dans la valeur totale des biens échangés avec les pays africains», note Ariel Cohen, directeur du programme Energie, croissance et sécurité de l’International Tax and Investment Center, un organisme de recherche indépendant.
Selon lui, «nous assistons aujourd’hui à une explosion des investissements américains et occidentaux en Afrique, dopés par la crainte de voir la Chine se tailler un monopole sur le continent. En janvier 2023, les États-Unis ont investi 3 milliards de dollars supplémentaires dans les terres rares en Afrique par rapport à la même période l’an passé. À noter en particulier la hausse des contrats de 25 à 35 ans signés par les entreprises américaines avec le Malawi et l’Angola en 2022 et 2023. L’Angola est particulièrement important, car c’est l’un des pays avec lesquels la Chine a la relation la plus étroite ».
Métaux précieux
C’est notamment la mainmise de la Chine sur les terres rares et minerais stratégiques qui inquiète Washington. L’appellation « terres rares » correspond aux 17 métaux qui font partie du tableau des éléments chimiques de Mendeleïev. Contrairement à ce que leur nom indique, elles ne sont pas particulièrement rares ni difficiles d’accès, mais sont en revanche inégalement distribuées avec de fortes concentrations dans certaines zones bien précises.
La notion de minerais stratégiques est à la fois plus vague et plus large. « La définition des minerais stratégiques peut légèrement varier selon les régions, mais elle implique généralement que les minerais en question sont d’une importance cruciale pour l’économie d’un pays, et que la demande est fortement concentrée dans une autre partie du monde », explique Ryan Castilloux, directeur et expert sur les terres rares chez Adamas Intelligence, cabinet de recherche sur les minerais stratégiques.
En 2018, le Département de l’Intérieur américain a par exemple identifié 35 minerais considérés comme stratégiques pour l’économie et la sécurité nationale, parmi lesquels se trouvent les terres rares, mais aussi le lithium et le cobalt, utilisés dans les batteries électriques, ainsi que le gallium, capital pour la fabrication des microprocesseurs 5G.
Ces minerais sont employés dans un grand nombre d’industries, de la défense (par exemple pour les systèmes de guidage de missiles) aux microprocesseurs, en passant par les voitures électriques et les énergies renouvelables (éoliennes offshore, panneaux solaires…). L’Agence Internationale de l’Énergie estime ainsi que l’industrie des énergies propres aura d’ici 2040 besoin de 40 fois plus de lithium, de 25 fois plus de graphite et de 20 fois plus de nickel et cobalt qu’en 2020.
«Nous parlons d’ores et déjà des minerais stratégiques comme nous parlons du pétrole. Ils sont en train de refaçonner la géopolitique, l’économie et les relations internationales», note Ariel Cohen.
Des gisements africains largement sous-exploités
Or, au cours des dernières décennies, la Chine a acquis une position de plus en plus dominante dans le raffinage de ces ressources en métaux utiles, qui sont ensuite incorporés dans les produits des entreprises des nouvelles technologies. La Chine raffine ainsi 68% du nickel, 40% du cuivre, et 73% du cobalt actuellement utilisé dans le monde, selon un rapport paru l’an dernier de la Brookings Institution, un laboratoire d’idées américain, ainsi que 80% du lithium, selon Bloo-mberg NEF, branche de recherche du groupe Bloomberg spécialisée dans les technologies bas-carbone.
Si la domination de la Chine est moins prononcée sur le minage, où elle est en compétition avec différentes multinationales occidentales, elle est parvenue à s’assurer une position dominante dans certains domaines bien précis. Au Katanga, région du Congo qui assure 70% de la production de cobalt mondiale, «la majorité des mines sont exploitées par la Chine», affirme Peer Schouten, spécialiste de la République démocratique du Congo au Danish Institute for International Studies, un institut de recherche indépendant.
L’Afrique, de son côté, dispose de larges réserves de minerais stratégiques, pour la plupart encore inexploitées. «Aujourd’hui, elle produit moins de 5% des terres rares dans le monde, mais l’Afrique du Sud possède par exemple à elle seule 15% des réserves mondiales. Il semble y avoir un foyer géologique qui couvre Madagascar, le Mozambique, la Tanzanie, la Zambie, le Malawi, la RDC, la Namibie et l’Angola. Selon les estimations actuelles (certes très imprécises), 40% des réserves mondiales de terres rares s’y trouveraient », affirme Ariel Cohen.
De quoi susciter l’intérêt des États-Unis, qui cherchent à reconstruire leur chaîne de valeur autour des minerais stratégiques, en trouvant leurs propres sources d’approvisionnement et en effectuant eux-mêmes le raffinage grâce à la construction d’usines appropriées au Texas. La société australienne Lynas a ainsi reçu 120 millions de dollars du Pentagone dans cette optique, tandis que le Canadien Chemical Vapor Metal Refining va débourser 1,5 milliard de dollars de sa poche pour construire une raffinerie à Amarillo.
Soupçons de néocolonialisme
Plusieurs obstacles se heurtent toutefois à cette stratégie. D’abord, le minage et le raffinage des minerais stratégiques sont deux activités extrêmement polluantes, raison pour laquelle les États-Unis ont jadis choisi de la sous-traiter. «Les coûts sociétaux et environnementaux associés à l’usage des minerais critiques sont aujourd’hui supportés par la Chine et les pays africains», note Peer Schouten.
À la destruction de l’environnement s’ajoutent, en Afrique, les conditions terribles dans lesquelles se déroule l’extraction, impliquant parfois l’esclavage et le travail des enfants. «Ce lourd bilan social, sanitaire et environnemental n’est pas assez documenté. C’est le côté obscur de la transition écologique». Le coût humain et environnemental associé aux mines de cobalt congolaises a du reste motivé l’industrie des batteries électriques à progressivement éliminer celui-ci de leur composition.
En outre, l’exploitation des mines dans un pays comme le Congo enrichit surtout les sociétés privées et les élites politiques, rarement les populations locales, selon Peer Schouten. Difficile, dans ce contexte, pour la Maison-Blanche, d’échapper aux soupçons de néocolonialisme économique.
Certes, l’offensive menée par Joe Biden vise à rendre l’extraction plus vertueuse, en travaillant avec des compagnies minières qui respectent certains critères environnementaux, sociaux et de gouvernance. C’est notamment l’objectif du Minerals Security Partnership, lancé à l’initiative des États-Unis, qui comprend tous les pays du G7 et dont l’objectif est de construire des mines plus éthiques dans différents pays. Le Congo, le Mozambique, la Namibie, la Tanzanie et la Zambie ont participé à une conférence organisée à New York par cet organisme l’an passé.
Depuis plusieurs années, des efforts sont également déployés pour permettre aux mineurs africains de se syndiquer et d’obtenir des participations dans leurs mines.
Des chaînes de valeur qui restent foncièrement opaques
Plus facile à dire qu’à faire, selon Peer Schouten, pour qui les chaînes d’approvisionnement sont à l’heure actuelle tellement opaques que personne ne sait vraiment dans quelles conditions les ressources sont minées.
«Depuis le Dodd-Frank Act de 2010, qui vise entre autres à éliminer les minerais issus des zones de conflits de la chaîne de valeur des entreprises américaines, les sociétés qui utilisent ces produits (entreprises technologiques, constructeurs automobiles, etc.) sont tenues chaque année de publier un rapport complet sur leur chaîne de valeur. Or, on se rend compte que la plupart ne savent même pas si elles utilisent des minerais issus du Congo, tant la chaîne de valeur est complexe et implique de nombreux sous-traitants», note l’expert, pour qui faire des affaires est tellement compliqué que ces grandes sociétés sont contraintes de passer par des sous-traitants locaux.
«Le Congo est un pays très corrompu, où les hommes politiques détournent l’argent issu des mines à leur propre profit, ce qui les conduit à signer avec les entreprises des accords illégaux, qu’ils utilisent ensuite contre ces contractants en les menaçant de donner la concession à une autre société s’ils ne se plient pas à telle ou telle condition… Il ne faut pas seulement être expert en géologie, mais également disposer d’une solide expérience de terrain et être très habile politiquement pour y faire des affaires. Nombre de sociétés occidentales qui ont voulu sourcer directement leurs minerais sur place s’y sont cassé les dents ».
Pour Wesley Hill, analyste à l’International Tax and Investment Center, les États-Unis ont malgré tout aujourd’hui la chance de pouvoir capitaliser sur les erreurs commises par l’Empire du Milieu. «La Chine a eu tendance à soutenir la souveraineté absolue des États africains au détriment des sociétés civiles locales. Par conséquent, elle a souvent appliqué des pratiques commerciales non transparentes qui sont aujourd’hui fortement critiquées en Afrique. Les États-Unis s’efforcent en réaction d’être plus ouverts et transparents, ce qui contribue déjà à une vision plus favorable de ceux-ci dans les pays où l’influence chinoise est importante ».
À cela s’ajoute cependant l’instabilité politique qui marque cette région. En plus des fameux checkpoints, tenus par des groupes armés qui exigent le versement d’un droit de passage, une rébellion est actuellement en cours au Katanga, que le gouvernement combat, selon un expert des conflits régionaux qui a souhaité garder l’anonymat, avec l’aide du groupe Wagner, preuve supplémentaire du fait que la Russie compte également placer ses pions dans la zone. Les sociétés chinoises ont, au fil des années, prouvé leur capacité à manœuvrer dans cet environnement complexe. À voir si les entreprises américaines sauront en faire autant.
Guillaume Renouard (La Tribune Afrique)